Face aux défis géopolitiques et énergétiques, l'Union européenne a pris un virage stratégique. Entre rupture avec le gaz russe, montée en puissance des énergies renouvelables et nécessité de réindustrialiser le continent, l'Europe doit accélérer sa transition tout en préservant sa compétitivité. Mais comment concilier souveraineté énergétique, coût de l'électricité et indépendance technologique face à la concurrence chinoise et américaine ? Adina Revol, autrice et ancienne porte-parole de la Commission européenne en France, analyse les enjeux et défis de cette transformation décisive.
Plein Soleil : Quel bilan peut-on tirer du plan RePowerEU et du Pacte Vert ?
Adina Revol : L’Union européenne a pris un tournant décisif avec le plan RePowerEU, elle a enfin pris son destin énergétique en mains et décidé de ne plus subir de chantage russe. La première réalisation majeure a été la réduction drastique et rapide de sa dépendance au gaz russe, face à un Vladimir Poutine qui a utilisé le gaz comme arme géopolitique. Ce chantage s’est tourné contre les intérêts du Kremlin : Gazprom a subi des pertes historiques et les Européens ont même trouvé l’unanimité nécessaire pour que le GNL russe ne puisse plus transiter par leurs ports vers l’Asie.
Plein Soleil : L’énergie est aujourd’hui plus que jamais au cœur de l’avenir européen. Pourquoi ?
Adina Revol : Car si le chemin est clair – celui de la neutralité carbone en 2050 avec le Pacte vert- il reste semé d'embûches. Le plus grand défi est désormais de mettre en place rapidement une stratégie industrielle claire pour atteindre les objectifs du Pacte Vert. Cela implique de regagner le leadership technologique vert en Europe, un impératif pour l’avenir. Pour y parvenir, deux conditions sont essentielles : garantir une énergie abordable et assurer un financement stable. Cela passe par la création d’une Union de marchés de capitaux pour que l'épargne européenne puisse être investie au sein de l'UE pour soutenir son autonomie, plutôt que de financer la dette américaine.
Enfin, l'UE doit préserver son unité, rester résolument sur cette voie et ne pas céder aux pressions de ceux qui envisagent un retour en arrière, attirés par les bénéfices à court terme du gaz russe, qu'il s'agisse de maintien de leur compétitivité ou de leur pouvoir.
Plein Soleil : La stratégie européenne a pris de plein fouet l’IRA mise en place aux USA dans le même temps. Quelles en ont été les répercussions ?
Adina Revol : L'IRA a effectivement intensifié la concurrence géopolitique dans la transition énergétique, obligeant l'UE à s’adapter rapidement. Une mesure clé a été l’adaptation des aides d’État en Europe pour éviter les délocalisations, comme dans le cas de Northvolt, qui a bénéficié d'un soutien de 900 millions d'euros en Allemagne. Cependant, les aides d’État seules ne suffisent pas à rendre une filière ou une entreprise compétitive. Et la situation actuelle de Northvolt ne fait que le souligner.
Pour relancer la réindustrialisation, il est donc impératif selon moi de traiter urgemment la question du coût final de l’énergie. Je plaide pour une réduction immédiate de la taxation sur l’électricité. À l’heure où nous nous orientons vers un avenir électrique, il est incompréhensible de continuer à taxer l’électricité en moyenne à 30%. C’est un désavantage compétitif majeur face aux États-Unis, qui n’appliquent pas de telles taxes.
Plein Soleil : Si l’on prend l’exemple du solaire photovoltaïque, l’Europe est prise au piège entre l’IRA et l’incroyable domination chinoise qui a écrasé l’industrie et construit un quasi-monopole sur le marché. Comment l’Europe peut-elle y trouver sa place ?
Adina Revol : Le solaire photovoltaïque a été inventé en Europe, avant que l’Europe ne perde son leadership face aux Chinois. C’est le paradoxe vert européen : la demande européenne explose, mais elle est en grande partie satisfaite par des importations en provenance de Chine.
Il existe aujourd’hui une volonté politique forte pour retrouver ce leadership – le solaire photovoltaïque fait partie de technologies stratégiques qui bénéficient des simplifications administratives et des critères de résilience, de durabilité, de cybersécurité dans l’obtention des marchés publics, les règles du marché européen ont été complétées pour empêcher toute subvention des pays tiers dans l’Union européenne. Une Alliance européenne a même été lancée, regroupant tous les acteurs de la filière, visant à renforcer la capacité de production, la formation, le recyclage et assurer que le « Made in Europe » se concrétise.
Ma conviction est que l’Europe, à travers ces outils peut revenir dans la course, en les utilisant pour innover, se différencier sur la durabilité et la cybersécurité. Cependant, la production reste énergivore, donc tant que le différentiel du coût de l’énergie reste si important par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, la tâche est ardue. Il faut de manière urgente réduire le coût de l’énergie en Europe si nous sommes sérieux sur cette ambition politique. La simplification seule ne suffira pas.
Une Boussole de compétitivité vient d’être annoncée par la Commission européenne. Des mesures concrètes sont attendues fin février. Ces lois européennes doivent ensuite être votées rapidement par les ministres et les députés. Dans un monde qui change vite, nous ne pouvons pas attendre deux ans qu’une proposition de la Commission devienne loi. Prenons le modèle du plan de relance, qui a été adopté en trois mois.
Plein Soleil : La guerre en Ukraine a créé un choc énergétique en Europe. Cela a été l’occasion de remettre en cause certains approvisionnement avec la Russie. Mais comment rompre complétement avec la Russie comme le suggère le titre de votre ouvrage ?
Adina Revol : Soyons clairs : continuer à acheter du gaz russe, c’est financer l’invasion de l’Ukraine. C’est financer l’achat des obus qui détruisent les écoles qui sont ensuite reconstruites grâce à l’aide européenne. En achetant du gaz russe, on paye deux fois. En outre, c'est rester à la merci de Vladimir Poutine, qui, rappelons-le, a coupé les vannes du gaz aux pays européens entre avril et septembre 2022. Cela fait de nous un géant économique aux pieds d’argile. C’est pourquoi rompre avec le gaz russe n’est pas une simple option, c’est une nécessité. Les Européens en sont conscients et c’est la raison pour laquelle ils ont pris, ensemble, la décision de rompre avec le gaz russe à Versailles, quelques jours après le début de l’invasion, le 10 et 11 mars 2022.
Et la rupture s’est déjà produite, très rapidement, dès la fin de l’année 2022, nous sommes passés de 45% des importations à 15%. C’est un fait géopolitique majeur : c’est la fin de l’Ostpolitik, la fin d’une naïveté stratégique qui nous a fait croire à une interdépendance symétrique et à la fiabilité du Kremlin.
Si nous avons rompu avec le gaz russe transporté par gazoduc, acté par la fin du transit ukrainien, il est plus difficile de s’affranchir du GNL russe– la France est d’ailleurs devenue le premier importateur de GNL russe en Europe. Les Européens le savaient dès le début – le dernier quart de la dépendance au gaz russe était le plus difficile à remplacer. Ils se sont donnés comme objectif 2027. La Commission européenne doit proposer prochainement un chemin de sortie totale. Aujourd’hui, nous importons encore 12% de gaz russe.
A court terme, le GNL russe restant pourrait être remplacé par du GNL américain, mais les évènements géopolitiques récents montrent qu’il ne suffit plus de rompre avec la Russie, mais il faut rompre avec les énergies fossiles. Ces énergies nous rendent vulnérables et leur importation déséquilibre notre balance commerciale.
Plein Soleil : Les énergies renouvelables sont-elles le chaînon manquant pour parvenir à une plus grande souveraineté énergétique européenne ?
Adina Revol : Rompre avec la Russie, est un fait majeur car il nous oriente vers un système électrique en 2030, donc demain. Le chemin est tracé : au moins 42,5% des renouvelables en 2030 et la neutralité carbone en 2050.
Le chaînon manquant, c’est la mise en œuvre rapide de la stratégie industrielle européenne. Encore une fois, l’objectif est là : qu’au moins 40% de la production européenne de technologies net-zéro soit assurée en Europe en 2030. Mais le monde bouge très vite et on voit des transformations technologiques très rapides, donc il y urgence à aller très vite.
Or, aucune grande nation n’a prospéré sans une énergie abondante et pas chère. J’insiste à nouveau sur la question du coût de l’énergie, qui reste la principale problématique européenne – sans cela nous n’allons pas être compétitifs.
Attention également à ne pas remplacer la dépendance fossile par une dépendance technologique. Il faut fabriquer en Europe. Ensuite, il y a les matières premières rares. Pareil, le chemin est tracé, nous avons des objectifs, mais la diversification passe aussi par les accords de libre-échange, comme celui avec le Mercosur, dont l’importance est capitale également pour la transition énergétique et pour assurer cette nécessaire diversification de la provenance des matières premières critiques. Dans un monde en ébullition, la responsabilité politique de nos dirigeants est fondamentale si on ne veut pas rester tributaires de la Chine.
Je me permettrai de rajouter un point sur la sobriété énergétique. Souvent, dans le débat public, on oppose le nucléaire et les renouvelables, en oubliant que la souveraineté peut aussi être gagnée en baissant notre consommation. Je ne prêche pas la décroissance. La France et l’Europe tout entière ont déjà réussi à réduire d’environ 20 % leur consommation de gaz, mais elles ont encore une marge de manœuvre, de 30 à 40%. Notamment avec l’isolation des bâtiments, qui a débuté avec le plan de relance européen, ainsi qu’avec les immeubles intelligents. La clé du succès repose sur un mélange entre transition climatique et transition numérique, deux piliers complémentaires pour construire un avenir autonome.