Ancien directeur de l’INES en France, Philippe Malbranche a rejoint l’année dernière l’Alliance Solaire Internationale dont le siège est situé en Inde. Un formidable observatoire du développement du solaire mondial ! Témoignage d’un expert français au pays des vaches sacrées.
Plein Soleil : Comment vous êtes vous retrouvé à la direction de l’ISA (Alliance Solaire Internationale) ?
Philippe Malbranche : J’ai annoncé que je quittais l’INES l’été 2019, pour rejoindre l’Alliance en fin d’année 2019, le Ministère de la Transition Ecologique et celui des Affaires Etrangères étant tout à fait favorables à un renforcement de la présence française. Après quelques formalités plus longues que prévu, je l’ai réellement rejointe en avril 2020, « working from home » comme mes collègues, puis physiquement depuis novembre 2020.
L’Alliance, un cadre idéal pour une expérience internationale
Plein Soleil : Quelles ont été vos motivations ?
Philippe Malbranche : Après 40 ans de solaire dans un environnement essentiellement français, même si j’avais commencé dans le Pacifique et si les partenariats européens m’ont toujours paru importants, j’avais très envie de faire du solaire dans des contextes à la fois plus variés et motivants et de faire partager une relative expérience. En France, le développement du solaire reste un sujet permanent de débat, avec tout ce qui en découle : objectifs souvent retardés, complexité réglementaire et administrative continuelle, répartition toujours aussi surprenante des financements publics envers la recherche sur l’énergie, etc. Sur la scène internationale, de nombreux pays ne se posent plus la question de savoir s’il faut développer le solaire ou non, mais tout simplement comment le faire, au mieux, au plus vite : comment optimiser l’intégration et le contenu local, à quelle vitesse mener cette transition ? Donc pour mes dernières années professionnelles, l’Alliance était pour cela un cadre idéal pour une expérience internationale, lancer quelques initiatives, transmettre quelques pratiques, et découvrir une incroyable richesse de contacts.
Plein Soleil : Le solaire photovoltaïque a connu une accélération, notamment dans les pays émergents, même en 2020, en plein crise COVID. Comment expliquer cela ?
Philippe Malbranche : Il y a encore quelques années, le marché mondial reposait sur quelques pays pro-actifs comme l’Allemagne, le Japon, la Chine ou les Etats Unis, accompagnés par une dizaine d’autres ; il restait très dépendant des incitations mises en place. Mais au fur et à mesure de la baisse des prix de revient, le nombre de pays où le solaire est devenu rentable a continué d’augmenter de plus en plus rapidement. Depuis un an ou deux, ce sont des dizaines de pays qui se lancent dans cette direction pour profiter de cette opportunité économique. Donc globalement, les ralentissements inéluctables rencontrés pour la mise en œuvre des installations ont été compensés par l’augmentation du nombre de pays et de projets en cours. Mais cette vision globale, très liée à la réalisation de projets de grandes centrales connectées au réseau, ne doit pas masquer des réalités plus ponctuelles, notamment dans l’accès à l’énergie, un sujet important pour les pays émergents : les résidents les plus pauvres sont aussi les plus impactés par la crise sanitaire et le ralentissement économique, et la dissémination des kits domestiques avec tous les entrepreneurs du secteur ou les projets de mini-réseaux ont été plus durement affectés. En matière de répartition régionale, l’Afrique reste aussi incroyablement sous-équipée.
Se préparer à un marché de 1TW annuel
Plein Soleil : Si vous deviez citer les trois challenges principaux à relever pour la filière photovoltaïque dans le monde dans les cinq ans, quels sont-ils ?
Philippe Malbranche : Les challenges sont effectivement nombreux, car nous sommes devant une rupture dont les implications dans tous les secteurs et tous les pays sont encore totalement sous-estimées. Je commencerais par le premier challenge qui est relatif à l’industrialisation massive de la filière. Si l’on veut augmenter nos chances de maîtriser la crise climatique, cette décennie qui démarre doit voir nos capacités industrielles décupler, pour se préparer à un marché de 1TW annuel. Les implications sont multiples : au niveau industriel évidemment, il y a tout l’amont de la filière avec la fabrication des cellules et des modules photovoltaïques, puis l’aval, avec les multiples applications sur les réseaux électriques et pour l’alimentation des électrolyseurs, dans les bâtiments, l’agriculture et le transport. Et aussi au niveau de la recherche et de l’innovation, avec de véritables feuilles de route à mettre en place, dans les domaines technologiques et aussi dans les domaines économiques et des sciences sociales.
Autre challenge également important, la diffusion des connaissances, de manière très pragmatique : Il s’agit de donner envie, d’inciter, pour encourager le développement de tous les segments du marché, puis d’apprendre à faire en donnant les meilleures recommandations. Tout le monde doit pouvoir bénéficier des bons exemples sur des applications particulières ou des « business models » innovants, et des bonnes pratiques de toute nature : pour monter, financer puis réaliser un projet ou un programme avec les meilleures garanties de succès, pour mettre en place des feuilles de route impliquant l’ensemble des acteurs concernés, des politiques publiques, des cadres réglementaires, au niveau local, national comme international. Le changement d’échelle sur l’ensemble des segments ne peut se faire qu’avec une approche décentralisée, permettant à chacun, utilisateur, prescripteur ou investisseur, de faire sa part. De nombreux acteurs n’ont pas encore perçu leur rôle vis-à-vis de cette transition. Les gouvernements, les collectivités, les administrations, les industriels, les enseignants, les architectes, etc. Logiquement, ce sont ceux qui ont le plus à perdre, comme les industriels du fossile, qui en prennent conscience d’abord. Mais avec des réactions souvent controversées en interne, d’où des débats qui retardent encore et toujours la transition. Et d’où la nécessité de l’information et d’une bonne appropriation de ces technologies.
Dernier challenge : il y a tout un ensemble d’initiatives nouvelles à mener, pour renforcer les investissements sur ce secteur, sous toutes leurs composantes. Le solaire, ce n’est pas uniquement des grandes centrales à plusieurs dizaines ou centaines de millions, il est nécessaire d’améliorer le flux des investissements vers les projets dispersés avec des « business models » innovants ou des systèmes de garantie améliorés, vers des infrastructures nouvelles ou vers les pays qui n’ont plus accès à des crédits, mais où néanmoins tout le monde bénéficierait d’une électricité moins chère. Cela passe par des propositions de toute nature, du côté de la formation, des interconnexions des réseaux, et de l’innovation, avec bien entendu des partenariats appropriés.
Une vraie convergence d’intérêt entre la France et l’Inde
Plein Soleil : Comment est vue la France dans le concert international sur le solaire, notamment depuis l’Inde, berceau de l’ISA ?
Philippe Malbranche : Depuis l’Inde, et dans des discussions « grand public », la France est manifestement plus reconnue pour ses « Rafale » que pour le solaire. Mais dans le secteur de l’énergie, la présence de longue date d’industriels comme Schneider Electric, puis l’arrivée de grands acteurs comme Engie et EDF, et plus récemment de Total au travers de son partenariat avec Adani nous donne une relative visibilité. Quelques PME plus spécialisées comme ECM et Ciel et Terre ainsi que des instituts de recherche comme l’INES sont aussi reconnus pour leur expertise. Il y a globalement une vraie convergence d’intérêt entre la France et l’Inde, tout comme entre l’Europe et l’Inde, dont il faut profiter. Au travers de son programme Make in India, l’Inde mène une politique industrielle proactive en réservant ses marchés à des fabrications locales : Beaucoup de simples usines de modules important des cellules asiatiques pour l’instant, et aussi quelques fabrications de cellules. Malheureusement, leur recherche sur ce volet n’est pas à la hauteur de la compétition mondiale. L’innovation française comme européenne peuvent ainsi bénéficier de partenariats et de débouchés au travers de capacités industrielles de beaucoup plus grande ampleur. Devant le caractère stratégique de la fabrication des cellules, il y a vraiment là une opportunité de mettre en place des écosystèmes industriels plus équilibrés entre continents.
Comment est née l’Alliance solaire internationale et quels sont ses objectifs?
L’initiative a été lancée par la France et l’Inde lors de la conférence de Paris pour le climat en décembre 2015 avec pour objectif de dépasser les obstacles et accélérer le déploiement de l’énergie solaire. L’ASI est aujourd’hui la première organisation intergouvernementale basée sur le sol indien. 83 États ont signé son accord-cadre (dont Australie, Japon, Royaume-Uni, Pays-Bas, Égypte ; 31 pays africains ; 7 États du Pacifique, 9 pays d’Amérique Latine et Caraïbes, 3 d’Asie méridionale)). L’ASI sera ouverte à tous les membres de l’ONU suite à l’amendement de son accord-cadre, actuellement restreint aux 121 pays intertropicaux. L’Alliance solaire vise à réduire massivement les coûts de l’énergie solaire afin de rendre possible le « changement d’échelle » dans le déploiement de l’énergie solaire dans les pays à fort ensoleillement situés entre les deux tropiques. Les objectifs poursuivis sont donc multiples :
- réduire massivement les coûts de l’énergie solaire
- répondre à la forte demande énergétique dans les pays en développement
- contribuer à la lutte contre le changement climatique